Le vélo qui fait voyager

lundi 7 août 2017

That's the spirit!

Floyd roule et roule à travers la montagne, une espèce d'épée de Damoclès en forme de nuage au dessus de la tête. Il sait que le beau temps ne durera pas alors il roule, il roule le plus longtemps possible. Il est 21h, il hésite à passer un dernier col au crépuscule pour finir la journée. Les nuages semblent s'accumuler de l'autre côté de la vallée. Il n'a pas envie de finir une aussi belle journée sous la pluie. Mais les rares voitures qui en viennent sont sèches alors il poursuit. Arrivé près de Buttermere, il monte la tente au milieu des moutons qui le regardent, curieux mais quelque peu circonspects. Alors que les derniers rayons de soleil jouent avec les nuages pour enluminer le ciel et faire scintiller une cascade qui se faufile du sommet de la montagne jusqu'au lac en contrebas, Floyd s'apprête à passer une bonne nuit.

Il s'est endormi dans le magnifique Lake District. Quand il ouvre les yeux, changement de décor. Une pluie fine, tenace, qui lui fouette le visage à chaque bourrasque de vent, s'est installée et rend tout morne et terne. Il se réveille au Mordor au milieu de l'hiver.

Floyd reconnait bien là toute l'excentricité  britannique qui s'exprime jusque dans sa météo estivale et l'anti-conformisme de punk anglais que les gouttes martèlent à un rythme frénétique sur son gore-Tex alors qu'il replie la tente.

Quelques jours auparavant, il se serait trouvé bien malheureux, tout seul dans ce paysage désolé et triste, de devoir remballer sous la pluie, de repartir trempé à peine levé. Aujourd'hui il enfile ses gants sans y penser alors qu'il avait d'abord eu tant de mal à se résigner à les mettre en plein mois de juillet.

Le ruissellement de la pluie a fait son œuvre sur son esprit comme il l'a fait sur le paysage. Il y a creusé des sillons de résignation et d'abnégation mais a rendu encore plus aigus les pics d'humour et plus saillant le granit de son optimisme.

"I say, what a refreshing day for riding, isn't it?" Lance-t-il aux rares cyclistes qu'il croise.

En effet, il n'y a pas grand chose d'autre à faire sinon affronter stoïquement les éléments pour tenter de fuir cette désolation liquide, ce paysage aride de tant d'humidité tout en gardant un petit rayon d'humour pour éclairer toute cette grisaille d'un peu de rire jaune.

Keep calm and carry on.

Il mets le cap sur le mur d'Hadrien que l'empereur romain avait fait construire pour préserver son territoire de la menace des Pictes, ces guerriers qui se battaient le corps nu seulement recouvert de peinture bleue pour impressionner l'ennemi et pour montrer qu'ils ne craignaient pas que les coups pleuvent sur eux. S'ils devaient mourir, c'est que c'était écrit.

Floyd se demande s'il ne devrait pas faire comme eux. Quitte à être mouillé... Mais il
se dit surtout qu'au-delà de ce mur il fera peut-être meilleur, qu'il pourrait peut-être faire un pacte avec les Pictes pour leur piquer un peu de pigment et peindre un coin de ciel bleu au dessus de sa tête.

En attendant, il pleut toujours. La pluie n'est pas un compagnon de route agréable au premier abord, ni au deuxième d'ailleurs! Il est glacial, têtu, embêtant et semble ne jamais vouloir vous lâcher de la journée.

Mais à force de s'incruster, il commence à faire partie du voyage. Être trempé, replier sa tente sous la pluie, avoir froid, tout cela est devenu normal. Le soleil, l'été? C'est surfait! Floyd se surprend même à, sinon apprécier la présence de ce compagnon envahissant, du moins la tolérer de mieux en mieux, jusqu'à l'oublier presque.

What a splendid day, it's nearly not raining!

Les petits plaisirs deviennent plus intenses. Qu'il fait bon s'arrêter dans un café ou dans un pub pour se réchauffer un peu, sécher ses affaires et boire une soupe brûlante, comme il est lumineux le sourire des gens qu'il rencontre furtivement... Ses exigences se sont abaissées. Quand il pleut toute la journée, il fait moche. Quand il pleut par intermittence, il fait beau...

Et, si la pluie gâche souvent le  paysage, elle sait parfois le rendre mystérieux et fantasmagorique. Pas étonnant que nombre d'écrivains d'heroic fantasy aient pris leur inspiration dans ce pays aux noms évocateurs : Gore Bridge, Hell Hole,  Dead Water, ... tout un programme ! Il s'attend à voir surgir un Hobbit à tout moment. Même le beau temps a quelque chose de surnaturel. Ce n'est pas étonnant si en anglais une éclaircie se dit "sunny spell" sachant que "spell" peut se traduire par sortilège.

Heureusement, il a un allier fidèle: le vent qui lui donne le petit coup de pouce en haut des montées et qui lui sèche sa tente en moins de deux dès qu'il ne pleut plus. Oh, parfois ils ne sont pas bien d'accord sur la direction à prendre mais en véritable amis ces chamailleries ne durent jamais bien longtemps et ils se remettent très vite sur la même longueur d'onde.

Grâce à lui, Floyd a déjà atteind le mur d'Hadrien. Mais le ciel reste obstinément gris. C'est comme ci la couleur avait renoncé à venir jusqu'ici...

Une fois la muraille franchie, Floyd a l'impression de s'enfoncer en territoire inconnu, inexploré, hostile. Il est Jon Snow s'aventurant chez les Wildlings. C'est bête car la civilisation n'est qu'à quelques kilomètres de lui. Il a le sentiment étrange d'être observé et doit ressentir quelque chose d'assez semblable à ce que les soldats romains qui s'aventuraient dans cette région devaient ressentir, une sorte d'inquiétude sourde.

Quand il lève la tête il s'aperçoit que des centaines d'yeux sont rivés sur lui. Les autochtones à laine et à cornes n'ont pas l'air d'avoir l'habitude de voir des cyclistes dans ces contrées reculées. Heureusement, ils ont plus peur de lui que le contraire.

Non, le plus difficile n'est pas la pluie. Le plus dur à gérer est la solitude des terres qu'il traverse et qui infiltre son moral.

Alors qu'il n'était qu'à quelques dizaines de kilomètres de mégalopoles telles que Manchester ou Leeds, il a traversé des landes totalement désertes, abandonnées au moutons. Une facette de l'Angleterre qu'il ne connaissait pas ou du moins qu'il n'avait jamais ressenti de façon aussi intense.

Puis tout à coup, alors qu'il traverse un petit village côtier, un rayon de soleil plus persévérant que les autres perce enfin la carapace ouateuse au-dessus de lui. Bientôt, toute la muraille grise éclate dans une explosion de lumière.

Une fillette de 3 ans semble toute étonnée, un peu effrayée devant le spectacle, comme une enfant qui decouvrirait la neige pour la première fois. Il imagine la conversation entre elle et sa mère : "Mais maman, quelle est cette étrange lumière et cette chaleur qui envahit mon corps et c'est quoi ce truc qui brille dans le ciel ?"

"C'est le soleil, ma puce, le soleil!"

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